Depuis deux semaines déjà, des milliers de citoyens pleuvent nuit et jour sur les places de France. Les débordements récents et la polémique autour de “l’agression” d’Alain Finkielkraut rappellent au mouvement les enjeux démocratiques qu’il doit affronter pour perdurer.
Dimanche 17 avril, c’était la journée consacrée à Demain Place de la République. Erigé en symbole de ce monde à venir, le film césarisé de Mélanie Laurent et Cyril Dion a servi de fil conducteur aux rencontres dominicales, autour de l’éducation, de l’agriculture ou du système politique. De nombreux collectifs et associations y tenaient des stands. Pourtant, l’agression d’Alain Finkielkraut, présente dans de nombreuses conversations, a ravivé des questionnements sur la nature du mouvement, et les défis qu’il doit encore relever.
L’intolérance de la différence
Fallait-il ou non empêcher Alain Finkielkraut de s’exprimer Place de la République ? On peut ne pas être d’accord avec les prises de position – souvent réactionnaires – du philosophe. Mais je considère que les menaces et les insultes ne devraient jamais être une alternative à la parole, encore moins quand on se présente comme un mouvement de renouveau démocratique… M.Finkielkraut, je suis complètement opposée à vos idées, mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer !
Cette réaction violente – même émanant de quelques individus pas du tout représentatifs – c’est le meilleur moyen de prêter le flanc à la critique de ceux qui ne voient dans le mouvement qu’un ramassis de gauchos de tous bords… Les médias nationaux ne manquent pas d’ailleurs de tendre le micro à ce cher Finkie, depuis samedi… Alors qu’on sait bien, quand on sent de près battre le cœur du mouvement, qu’il est désormais bien plus varié, divers, dissonant, qu’il ne paraissait l’être à ses tout premiers jours.
Je partage ce post d’Axelle Tessandier sur Facebook, qui exprime son incompréhension et s’adresse à Nuit Debout… “ Explique-moi. Cela aurait été tellement plus innovant de faire l’opposé? Cela l’aurait déstabilisé lui l’idéologue agressif. Je ne comprends pas, et ne comprends pas le projet, Je t’épargne les questions sur les casseurs, j’aime imaginer que tu les subis plus que tu ne les représentes. Je ne comprends plus cette colère qui en fait n’a rien d’ouverte mais qui est ultra bienveillante… Si tu penses exactement comme le groupe. Mais ce n’est pas la démocratie ça. C’est quasi l’inverse.”
Un ami me disait récemment qu’il avait pris la parole en Assemblée générale pour questionner Nuit Debout sur les limites de sa tolérance, alors qu’un membre du Bloc Identitaire venait de s’exprimer, et que la foule n’avait qu’une envie : le faire taire. Comment vouloir réinventer la démocratie et le vivre-ensemble si l’on reproduit les mêmes réflexes grégaires que la vie politique traditionnelle, qui polarise et clive toujours un peu plus ?
Je ne dis pas que tous les discours se valent et que tous les arguments se cautionnent – je suis même la première à condamner les dérives nationalistes et xénophobes de nombreux citoyens et intellectuels décomplexés – mais il me semble qu’à Nuit Debout plus qu’ailleurs, on devrait pouvoir écouter des opinions très éloignées des siennes et être en mesure d’être en désaccord sans en découdre. Voire faire de cette expérience un moyen de réduire au ridicule les personnes venues faire leur beurre de Nuit Debout.
Le refus de l’incarnation
Un autre défi à relever pour le mouvement, c’est de trouver le ton juste pour passer ses messages auprès des grands médias. Le politologue Loïc Blondiaux le rappelait dimanche après-midi place de la République: les journalistes recherchent des témoins capables d’incarner le mouvement. Or, Nuit Debout refuse justement toute personnification.
Et quand un ou une Nuideboutiste accepte de prendre la parole, il ou elle est souvent bien en peine de leur faire comprendre à lui/elle seule les motivations, la diversité, mais aussi la complexité du mouvement… Lire à ce propos le billet d’Antoine Brachet après un échange surréaliste entre Nicolas Demorand et Leïla, dans l’émission Le téléphone sonne, sur France Inter. D’autres encore ont pris la parole au micro de BFM TV, à l’encontre des décisions prises en commun.
Morceau choisi : “Leila, quant à elle, s’attaque à l’impossible, écrit Antoine Brachet. Pour plusieurs raisons. D’abord, elle n’est pas porte-parole de ce mouvement. Elle ne peut pas l’être, puisque le porte-parolat détruirait mécaniquement l’âme de ce qu’elle représente. Ensuite, en raison du levier principal qui explique le succès spontané de ce mouvement : chacun y vient pour ses propres raisons, chacun y trouve son compte. Les engagés de la première heure sont là, bien sûr. S’y mêlent joyeusement gauchistes aguerris aux méthodes militantes, avec quelque volonté récupératrice rapidement tuée dans l’oeuf, passants intrigués par ce rassemblement populaire, casseurs en quête de destruction, et tant d’autres.”
Même s’il s’est doté d’une radio et d’une chaîne de télévision, que les citoyens “périscopeurs” le font vivre chaque jour, le mouvement doit donc encore inventer une nouvelle manière de s’adresser aux journalistes.
Il n’est pas seul à refuser la personnification. Le mouvement citoyen #MAVOIX, qui prévoit de présenter des candidats citoyens tirés au sort aux élections législatives, a aussi adopté une position très claire vis-à-vis des médias. Il a même rédigé un message à leur encontre, que je reproduis ici :
“Sortir de la personnification et de l’égo, incarner collectivement et horizontalement
Nous remercions les femmes et les hommes journalistes qui prennent du temps pour s’intéresser à l’expérience et l’aventure #MAVOIX.
Nous ne voulons pas, comme certain.e.s femmes et hommes politiques, courir derrière les caméras, passer notre vie à nous raconter, à nous regarder, et à jauger ceux qui nous regardent. Nous préférons rester concentrés sur l’immense tâche qui est devant nous et qui nous demande toute notre énergie. Le temps est venu de sortir du dire pour se concentrer sur le faire. De passer de la réaction à la proposition.
Nous avons donc fait un choix : nous ne donnons pas d’interview, nous n’allons pas sur les plateaux télé, mais les portes de toutes nos réunions sont ouvertes à tous les citoyens quels qu’ils soient, journalistes y compris. Chacun pouvant se faire lui-même son idée exacte à l’instant T de ce qu’est #MAVOIX, de ce que ces citoyen.ne.s cherchent, espèrent, et construisent.
Nous ne sommes pas des anonymes, nous sommes des femmes et des hommes de chair et d’os, nous incarnons chacun dans nos vies quotidiennes et sur les réseaux sociaux cette idée à notre manière, fidèlement à ce que nous sommes : le « je » au service du « nous ». La mise en avant de quelques-uns serait en contradiction avec le projet.
La manière la plus sincère, respectueuse et authentique, selon nous, de l’illustrer est de vivre une réunion publique à Strasbourg, Nancy, Arras, Saint Ouen, Paris, Marseille, Quimper pour les dernières en date.
Lorsque nous sommes en réunion publique, vous pourrez remarquer que nous parlons à la première personne, chacun à l’égal de l’autre, sans hiérarchie, de manière horizontale quelque soit la mission de chacun, tous contributeurs, chacun témoignant de son expérience personnelle dans une aventure collective.
Aucun d’entre nous n’est mandaté pour représenter quoique ce soit, mais chacun est bienvenu pour partager sa pierre à l’ouvrage collectif dans l’écriture des MOOC, la réalisation de la plateforme, les outils de communication, la participation au tirage au sort, l’animation sur les territoires, qui est une part de la vérité de l’expérience, et un des multiples visages, moteurs, acteurs et inspirations de #MAVOIX.
Une ère nouvelle de la démocratie à laquelle nous aspirons tant émergera nécessairement avec une ère nouvelle du journalisme, un journalisme de terrain, du temps long, du décryptage des aspirations humaines.
Les papiers consacrés à l’expérience #MAVOIX que nous voyons arriver ces derniers jours nous réjouissent et nous confortent dans ce choix. Faire confiance à notre intuition : pas de porte parole, pas de communiqué de presse. Des gens qui se réunissent dans un lieu ouvert à toutes et tous. C’est à la fois très simple et c’est un des piliers de l’expérience #MAVOIX.
Merci à celles et ceux qui l’ont compris et accueilli. “
Une inspiration pour Nuit Debout ? Je précise par honnêteté intellectuelle que j’appartiens à ce mouvement citoyen, et que je partage à la fois leur méthode et leur ambition – se réapproprier nos institutions et notre démocratie par une participation active à la création et au contrôle de la loi.
Le choix d’outils pertinents
Autre défi, et pas des moindres, pour Nuit Debout: comment trouver des outils pertinents pour s’organiser, de manière collaborative, organique, pour mettre en commun les propositions faites aux quatre coins de la France dans toutes les commissions qui désormais structurent les débats citoyens ? Comment faire émerger de cette ébullition des solutions concrètes et des pistes de changement ?
Le politologue Loïc Blondiaux a salué hier pendant son intervention “la qualité d’attention et d’écoute” et “une forme d’ingénierie très complexe” qui règnent sur les places publiques lors des assemblées citoyennes. En dehors de ces espaces, les outils ne manquent pas pour faciliter l’organisation: site, wiki, réseaux sociaux, Loomio (pour la prise de décision), chat, Discourse, un forum 3.0… “ On retrouve dans l’ADN de Nuit Debout à la fois la volonté de se refaire une place dans la République, m’explique Maxim Blondeau, membre de la commission numérique, mais aussi de contester les modes de gouvernance verticaux et unilatéraux. Les outils numériques dont nous disposons permettent de repenser les rapports de contribution, de participation et de coopération. ”
Une commission numérique et un groupe #HackingDebout ont aussi vu le jour, pour réunir les hackers de tout poil, avides de prêter main forte au mouvement. “La commission numérique devra jouer un rôle essentiel non seulement dans la collecte des idées qui émergent par centaines dans les Villes debout, mais aussi et surtout, dans la structuration de leur action. »
Richard Stallman, initiateur du mouvement du logiciel libre, était lui aussi présent hier Place de la République, pour partager son expérience avec les Nuitdeboutistes. Il est notamment revenu sur l’importance de se doter d’outils en licence libre, pour assurer la liberté de la communauté et éviter “les programmes privateurs qui maltraitent les utilisateurs et permettent de les fliquer”. Dont acte !
Une autre question reste en suspens pour l’avenir. Comment assurer sa pérennité sans se poser très prochainement la question de son financement ? « Le choix d’un outil adapté pour mener les campagnes de donation est éminemment stratégique, poursuit Maxim Blondeau. Les mouvements contestataires récents ont essuyé les plâtres avec plus ou moins de succès : Occupy Wall Street a périclité au moment où la question s’est posée. Les Indignés, en revanche, se sont renforcés et ont engendré une offre politique parce qu’ils ont su être plus pragmatiques sur la question des donations. »
Mais il rappelle aussi que la question du financement est indissociable de celle de la gouvernance. “La commission numérique me semble légitime pour porter le projet, mais cette décision ne pourra être prise sans l’aval de toutes les commissions de Nuit Debout. Un outil transparent comme Open Collective permettrait par exemple de collecter des sommes importantes en un laps de temps très court, tout en favorisant une co-élaboration des budgets. Le donateur s’occupe lui-même de l’allocation de la ressource, en choisissant sa destination, et en contrôlant sa dépense. D’autres préféreront un outil opaque, crypté, en donnant la priorité à la sécurité. C’est cet équilibre qu’il faut trouver.”
Réfléchir à son ouverture, à sa représentation et aux meilleurs outils pour s’organiser: voilà déjà trois défis à relever pour être toujours plus forts, demain. Nous vivons une période de transition, et Nuit Debout est un test, grandeur nature, de notre capacité à inventer une nouvelle manière de créer du sens politique, ensemble. Comme l’écrivait Marie Mathématiques, invitée sur le blog de Paul Jorion: “Nous sommes tous invités au festin de la Res Publica”. Et nul doute que dans le sillage de Nuit Debout et de la scène Civic Tech qui se structure, d’autres riches propositions vont émerger… A suivre !
Crédits photos : Marie Mathématiques, place de la République, Paris
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