Lundi 12 janvier 2015. Hier, près de 4 millions de Français sont allés marcher contre le terrorisme. Depuis mon réveil, alors que les images de cette extraordinaire union nationale fleurissent, j’essaie de comprendre pourquoi je n’ai pas voulu y aller…
J’ai longtemps hésité, depuis la première évocation de la marche. J’ai changé d’avis dix fois en quatre jours. « Il faut y aller. Plus on sera nombreux, plus le geste sera fort. », me disais-je. Mais dans la foulée de l’engouement populaire, cette marche est devenue politique. Un moyen pour certains chefs d’Etat et de gouvernement de se donner bonne conscience en marchant contre le terrorisme et d’oublier le rôle qu’ils ont pu jouer dans la cristallisation de la violence, depuis toutes ces années.
L’autre chose qui commençait à me gêner, c’était ce soutien unanime à Charlie. Il aurait pu me rassurer, me réchauffer. A certains moments au contraire, il a soufflé sur les braises de ma colère… Pourquoi n’avoir pas manifesté ce soutien et cette solidarité protecteurs quand ils en avaient vraiment besoin, en 2006 après la publication des caricatures, et en 2011, après l’incendie de leurs locaux ? Pourquoi avoir attendu que les piliers du journal soient lâchement exécutés pour rappeler aux survivants qu’ils n’étaient pas seuls, que nous étions tous Charlie ?

Mercredi, nous avons découvert médusés les visages de ceux qui venaient de payer de leur vie leur volonté de nous informer et de nous faire réfléchir par l’humour. Dans ma rédaction, les yeux sont rougis. Nous sommes sidérés, sous le choc. Les infos tournent en boucle ; les éditions spéciales se succèdent et une évidence s’impose : l’émission du jour est importante ; les gens ont besoin de mettre un peu de sens dans ce chaos…
Certes, je n’étais plus une lectrice régulière de Charlie. Mais mon père est un fidèle lecteur du journal depuis plus de 30 ans. Son rituel du mercredi : acheter Charlie, toujours, et le Canard Enchaîné, parfois. Les fins et grossiers dessins de ses dessinateurs, je les ai découverts petite avant même de savoir les lire… Alors, une partie de moi est tombée avec eux, dans la salle de conférence, sur le macadam. Une partie de moi a saigné, de ce trou béant qu’on voulait laisser dans les kiosques.
Jeudi, une nouvelle fusillade me réveille. « Pourvu qu’il n’y ait pas de lien… » Une policière municipale de 25 ans, abattue d’une balle dans le dos. Dans la nuit, on a découvert les visages des frères Kouachi, leur parcours et leur fou désespoir. En fuite, ils sont traqués toute la journée. Et ça dure, ça n’en finit pas… Une image chasse l’autre. Des policiers qui ratissent des petits patelins pour leur mettre la main dessus. Des journalistes à l’affût de la moindre bribe d’information. Le visage des frères, wanted. Et puis tous ces anonymes qui se retrouvent en silence ou en pleurs pour partager leur douleur et leur deuil…

Je ne déscotche pas de mes écrans : une télé, sans cesse allumée, et un ordinateur, branché sur les live des principaux journaux. Je suis absorbée. Tellement absorbée que quand je rentre chez moi jeudi soir, je suis vidée, hébétée. Je n’arrive pas à parler d’autre chose et moi aussi, je tourne en boucle… Je m’endors tard, le sommeil agité.
Quand je me lève, je ne sais pas encore ce que me réserve la journée, mais je suis sûre qu’elle sera longue et douloureuse. Ce jour-là, c’est moi qui suis en charge de la programmation. J’arrive au bureau. Je comprends qu’on entre dans la phase du dénouement. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, mais je pressens que les mecs sont prêts à tout, surtout à mourir… Je dois rédiger un dossier pour l’animatrice, mais j’y arrive difficilement. La sidération, l’horreur, l’incompréhension… Puis l’annonce de la deuxième prise d’otage. On commence à comprendre les liens qui unissent les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Les infos tombent, les unes après les autres. Les unes sur les autres. Elles se bousculent dans ma tête.
Pourquoi cette folie, cette haine ? Ce mal-être transformé en bombe humaine ? Je ne trouve pas de réponse immédiate et significative. L’aspect antisémite, pourtant évident dès le début de la prise d’otage, ne m’apparaît brutalement qu’en direct, pendant l’émission, quand on apprend que les otages ont sûrement été tués avant l’assaut, seulement parce qu’ils étaient juifs…
Je finis l’émission. Toute la tension de la journée me tombe dessus comme une chape de plomb. Je n’ai pas pleuré jusqu’ici mais après le générique, une fois tout le monde parti, les larmes coulent toutes seules… Je rentre éprouvée. Je dors encore mal. Comment en est-on arrivés là ? Des gosses qui justifient l’horreur : « ça leur apprendra à insulter le prophète et les musulmans ». Le Pen père et fille qui se relaient pour dire les conneries les plus grosses possibles… Des chefs d’Etat du monde entier qui se manifestent, alors qu’ils musèlent la liberté d’expression dans leur pays et qu’ils laissent croître les violences entre communautés…
Samedi, c’est le trop-plein. Nouvelle gueule de bois en me levant. Je découvre l’envers de l’horreur, les témoignages des survivants, notamment celui de Lassana, qui a courageusement planqué des otages dans un congélateur, et celui de Mickaël, en lien avec Coulibaly pendant la prise d’otages. Je suis partagée aussi, sur le rôle qu’ont joué les médias en continu. Nous voulions savoir, en direct, ce qui se passait, mais ça a mis l’enquête et des vies en danger… Dans le flot des réactions politiques, une phrase de Jean-Marie Le Pen me révulse particulièrement: « Je ne suis pas Charlie. Je suis Charlie Martel. » Allons-nous réussir à éviter les amalgames, la peur ? Allons-nous réussir à vivre ensemble, pas seulement le temps d’une marche, mais dans notre vie quotidienne ?

Je ne suis pas allée marcher hier. J’ai préféré faire autre chose, de pas très important… Peut-être le regretterais-je. Je le regrette déjà quand je vois les images de cette France unie, de toutes les couleurs, de toutes les religions. Mais pour moi, l’hommage à Charlie, c’est de continuer à « porter la plume dans la plaie », c’est de m’abonner dès cette semaine à ce journal que des barbares ont cru pouvoir tuer à coup de kalachnikov… L’hommage aux policiers, c’est de mieux respecter ceux qui au quotidien assurent le travail ingrat de nous protéger de la folie et de la violence d’âmes égarées… L’hommage au peuple juif, c’est de porter la tolérance au fond de son cœur chaque jour. C’est de me rappeler ce que j’ai ressenti en errant il y a dix ans, dans les allées d’Auschwitz…
Plus que jamais, je porte fièrement le drapeau bleu-blanc-rouge et ma carte de presse en étendard. Je n’étais pas présente physiquement hier, mais depuis mercredi, je suis Charlie, je suis policière, je suis juive, mais je suis aussi musulmane, et je souffre en silence de nos lâchetés passées, de la façon dont on n’a pas voulu voir la situation de notre pays se dégrader… Puissions-nous pour les mois à venir être aussi unis et tolérants que nous l’étions en ce jour historique, car j’en suis persuadée, le ver est dans le fruit. Mais chacun a un rôle à jouer pour éviter que tout pourrisse…
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