Migrations: quand l’Europe délocalise

 

« Externalisation » des contrôles. Ce terme ne vous dit rien ? Depuis quelques années, c’est pourtant le mot d’ordre de l’Europe en matière de politique migratoire. Dans sa course à l’enfermement, la forteresse Europe tend à ériger des murs au-delà de l’espace Schengen et repousse à l’extérieur de ses frontières la charge de contrôler l’immigration.

Le 3 octobre 2013, 366 migrants clandestins ont péri dans le naufrage d’un bateau, près de l’île de Lampedusa, en Italie. Une illustration révoltante de la réalité quotidienne des migrants et des conséquences de la politique migratoire de l’Union Européenne. Jusque là du ressort de chaque pays membre, la politique migratoire et d’asile devient une compétence européenne au début des années 2000, pour limiter à distance les “risques migratoires” dans une Europe élargie.

« On parle d’une politique d’externalisation car le contrôle des migrations s’étend aux pays extérieurs à l’Union Européenne (UE) » décrypte Jean-François Dubost, responsable du programme Personnes déracinées à Amnesty International France. « Il est délégué à des Etats qui ne sont pas en capacité politique ou économique de s’occuper des migrants et/ou qui se préoccupent peu de leurs droits, notamment du droit d’asile, comme en Libye. »

Une politique migratoire meurtrière

Le transfert de responsabilités vers des pays tiers passe notamment par des accords de réadmission. Les autorités italiennes ont pu par exemple remettre aux garde-côtes libyens des migrants qui ont transité par leur territoire. L’Europe ferme les yeux sur les violations des droits pendant ces opérations. « Quand ils n’atterrissent pas dans des camps de réfugiés, témoigne Claire Rodier, membre du Gisti, Groupe d’Information et de Soutien des Immigré(e)s, et co-fondatrice du réseau Migreurop, les migrants renvoyés se heurtent à un harcèlement de la police ou à la montée de la violence raciste, comme au Maroc. »

Le bras armé de cette politique migratoire, c’est Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, chargée de maintenir les migrants hors de l’UE, avec l’aide des pays voisins. « On évite un afflux de réfugiés dont l’Europe serait obligée de s’occuper, comme les Syriens aujourd’hui, ajoute Claire Rodier, car les pays membres ont l’obligation d’examiner chaque demande d’asile en donnant accès à leur territoire: c’est le principe de non-refoulement. »

Sous surveillance permanente, l’Europe est plus étanche, mais il n’est pas possible de verrouiller tout le continent. Les passeurs s’engouffrent dans les brèches et les conditions de traversée n’ont jamais été si dangereuses, contraintes par une politique de plus en plus répressive. Depuis 10 ans, la mortalité migratoire n’a fait qu’augmenter. Chaque année, près de 2 000 migrants meurent en tentant de franchir la Méditerranée, auxquels il faudrait ajouter les milliers de morts du Sahara.

Les migrants qui échouent dans les filets des garde-côtes ou des patrouilles de Frontex sont conduits en camps de détention, où ils sont parqués dans l’attente de leur expulsion, sans que leur situation soit toujours examinée. D’autres migrants échappent aux camps et errent dans des “jungles” aux portes de l’Europe (Serbie, Bulgarie, Grèce, Italie…), “enfermés à ciel ouvert”, selon l’expression de Migreurop.

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Le poids de l’opinion publique

« Malgré les violations répétées des droits des migrants, on ferme les yeux » estime Claire Rodier. Et celles qui ont lieu en dehors du territoire européen sont encore plus “tolérables” puisqu’elles, on ne les voit pas. Quand une situation est trop grave pour être tue, les citoyens s’indignent et les autorités se renvoient la responsabilité: Frontex n’est qu’un exécutant, les Etats membres et les Etats tiers n’ont pas les moyens d’agir… Pourtant, chacun joue un rôle dans cette politique. Les migrants sont devenus les boucs émissaires des problèmes européens.

La vision d’un “autre”, indésirable et menaçant, s’est répandue dans la population européenne, notamment à l’Est où l’extrême-droite est très présente. Le contexte de crise n’a fait qu’attiser davantage la peur de l’autre et la violence raciste. Signe du repli, le Parlement européen a validé la création d’un système de surveillance des frontières, baptisé Eurosur, fin 2013. Il va donner un plus grand rôle encore à Frontex, qui pourra alors récolter, détenir et diffuser des informations personnelles; voire à terme tenter d’anticiper et d’empêcher les migrations.

A la veille des élections européennes, demandons-nous quelle politique migratoire nous voulons pour l’Europe: plus de démocratie et de droits de l’homme ou plus de peur et de répression? Et pour quel résultat… En trente ans de contrôles dissuasifs, l’immigration a plus que doublé. Claire Rodier aimerait déjà un retour de la mobilité grâce à une politique moins sécuritaire, même si elle sait qu’une large victoire de la droite en mai ne ferait que conforter l’orientation actuelle.

Sans attendre d’autres catastrophes, Amnesty International demande à l’Union Européenne et ses états membres de se saisir du dossier, pour remettre le respect des droits humains au cœur de la politique migratoire européenne.

Article paru dans le numéro 22 d’AJ! (mars 2014)

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